Il se produit alors une scène étrange. Le dialogue reprend, ponctué par les résistances du géant, par l’insistance de l’enfant dans sa dernière supplication : « Oh, s’il te plaît, sois mon père ! L’approche de l’autre, son dévoilement, passe par le corps. Le récit suit les différentes étapes de la collecte des souvenirs: « Je me penchais », « je prenais », « j’en soulevais », « je me retournais ». La parenthèse qui s’ouvre sur l’évocation du réveil, évoque le souvenir de jours étals, « jours préservés », à l’abri dans la mémoire. Parole même obscure… » Le poète s’interroge : « Pourquoi revoir, dehors,/Les choses dont les mots me parlent, mais sans convaincre …» Tiens-toi fort à mon cou ! Le poème XI s’articule en deux temps, tous deux au présent de l’indicatif : « Et je repars »/« Et je vois ». Épisode de rédemption poétique qui s’assume entièrement puisqu’il donne son titre à l’œuvre entière. Le récit de la partie de cartes se déroule sur une longue phrase de quatorze vers très peu ponctuée. Mais nul ne le punira de son larcin, pas même le vendangeur « sans visage », celui pourtant qui veille sur l’existence des hommes et « peut-être cueille/D’autres grappes là-haut dans l’avenir ». 1. Dans le Leurre des mots, La Maison natale, Les Planches courbes. Du couloir, du côté de l’escalier sombre, mais en vain, L’enfant cherche à comprendre et il n’y parvient pas. À cette atmosphère de chaleur, de « jeu d’ombres léger », de sensations multiples, s’ajoute le souvenir de rêves et de réveils partagés : « et je me tourne encore/Vers celle qui rêva à côté de moi ». Il porte un nom approprié à la couleur de sa peau et son corps est ça et là constellé de gouttelettes. Autant de surfaces tremblées, qui se jouent dans les « reflets », « la buée », l’insaisissable et le flou. De rage, elle métamorphose l’enfant en stellion (en grec, ascalabos veut dire "lézard moucheté", "gecko" ou "stellion"). » Mais quelle est cette « autre rive »? » Peut-être le passeur a-t-il peur de ne pas être à la hauteur des attentes de l’enfant ? Une troisième fois pour évoquer la vie dans ce monde : « on ne sait si des mains ne se tendent pas du sein de l’inconnu… ». » L’enfant participe donc indirectement à cet échange, non pas tant comme acteur que comme auditeur. Quel sens donner à ce titre ? Mais une voix parle, qui montre les choses à l’enfant. Les « larmes » qu’elle verse sont celles du chagrin. La forme choisie pour l’ensemble de ce recueil est le vers libre. Arche de Noé sans vie, la maison natale semble appartenir aux temps bibliques. Par deux interrogations d’abord, puis par un retour au récit initial du chant deux - avec la reprise du thème du rossignol. C’est la carte du voyage en train, de la distance qui sépare la ville de Tours de la région aimée où règnent « le feu des vignerons » et « les montagnes basses ». Le mystère de son père, celui de sa jeunesse et de sa vie, lui échappe : « il regardait, où, quoi, je ne savais… » ; « Qui était-il, qui avait-il été dans la lumière,/Je ne le savais pas, je ne sais encore ». Seule demeure chez lui la volonté tenace, obstinée, d’accomplir son projet initial : « Je dois passer le fleuve ». Une offrande de « mots qui semblent ne parler que d’autre chose ». 2. S’agit-il de la rive qui se trouve de l’autre côté de la porte, du côté de « l’escalier sombre », du côté de « la sans-visage » ? Par cette insuffisance, par son manque de savoir maternel, Cérès a exposé sa fille à la « convoitise » d’Hadès. Celle de la montée progressive et sûre de l’eau qui « arrive », « franchit » le bord, « emplit la coque » malmenée par les « courants », « atteint le haut de ces grandes jambes ». Des cris surgissent, des clameurs. Dans cet espace clos dans lequel il est immobile, l’enfant, observateur silencieux, est en état de veille : « Je ne dormais pas ». Les figures de sauveur/sauvé se superposent et se confondent pour fusionner dans des réseaux d’images énigmatiques dont l’issue du récit ne livre pas la clé. selon les recommandations des projets correspondants. Le jeu de la polysémie entraîne un foisonnement d’images. Les trois acteurs du rêve 4. Avec l’évocation de la maison ressurgissent les images déjà rencontrées tout au long du recueil, et avec celle toute particulière de la mort qui pousse la porte et cherche hospitalité, renaît l’image de Cérès. Intitulée La Dérision de Cérès (ou Cérès et Stellio), cette huile sur cuivre est l’œuvre du peintre allemand Adam Elsheimer (1578-1610), contemporain de Caravage. Les planches courbes... une barque ? L’autre s’adresse à lui-même : « Endormons-nous… ». Rêve ou éveil ? Cette évocation, pourtant archétypale, n’a pas d’écho dans la mémoire de l’enfant : « Je ne me souviens pas de cela non plus ». Le « nautonier » et sa barque d’abord, l’enfant ensuite. Ainsi, la rencontre du passeur avec l’enfant permet-elle, au fil du récit, la métamorphose du passeur des morts en saint Christophe. D’abord par la surprise, en reprenant l’interrogation : « Un père ? » Et il rejette, au dehors de lui, les raisons de son refus: « Et vois, d’ailleurs ! Une fois de plus, l’enfant est victime de ses rêves et de son incapacité à communiquer avec autrui. Ph, G.AdC • « La sans-visage » (I) Profil d'une oeuvre: Les planches courbes [Yves BONNEFOY] on Amazon.com. Les deux verbes en opposition - perdre/gagner - sont réunis côte à côte dans le même vers, le présent l’emportant magistralement sur le passé, « et si glorieusement ». Il dit ce qu’il ne dira pas, ce qu’il ne veut pas dire, ce que peut-être il ne peut parvenir à dire. Il ne s’est sans doute rien passé, rien produit. « La maison qui fut et rien de plus » Ce que le géant donne à voir à l’enfant, c’est la réalité. Le voilà dans « la maison natale ». « La maison natale » du premier poème est un univers ambigu qui se joue sur les limites entre conscient et inconscient. Qui prolonge le thème du naufrage ; quant à la seconde strophe, elle est à mettre en relation avec le poème III de La Maison natale, puisque Cérès, qui réapparaît ici, est la figure centrale sur laquelle se clôt le recueil. » Dans son insouciance ludique, il s’est changé en chapardeur d’« une grappe trop lourde ». La poésie inaugure la venue des images liées à l’enfance, elle se charge progressivement de l’imaginaire mythologique lié à l’enfance - « les ombres /Se groupant à l’avant » -, « le long voyage », « les arrivants », « le phare » qui grandit et qui brille… Riche de mystères et de contradictions, l’étoile permet la symbiose du ciel et de l’écume. Il est présent dans l’étymologie du nom du mois de janvier. « J’allais d’une à une autre, regardant ». L’énigme Qui conduit son passager vers la sombre rive de la mort. » On y retrouve la « petite salle à manger », le jardin avec son « pêcher », « la croisée ». LA MAISON NATALE Elle est illusion du réel. « Un mot pourtant reste à brûler mes lèvres. 3. Une issue inespérée à l’enfermement dans lequel se trouvait jusqu’alors l’enfant. » Dans la quête de filiation de l’enfant, il y a du désarroi et du désir. L’enfant vit la présence des autres comme une séparation. Quel est son rôle ? Est-ce de l’enfant qu’il s’agit ou de la petite fille ? Et à l’amour: « Aimer enfin Cérès qui cherche et souffre ». Le poète, porte-parole des hommes et en butte comme eux avec les contradictions intenses auxquelles ils sont en proie, s'interroge sur les moyens de concilier les contraires. Il évoque cette apparition en reprenant certains motifs : « la nuit », « la porte », « dehors », la « beauté », la « lumière », puis l’avidité à boire. Loin d’être angoissé par le danger qui le guette, l’enfant semble absent à la réalité qui l’environne. Au terme de son périple onirique, le poète est contraint de faire le constat de l’impasse dans laquelle il se trouve. 6. Désir de « la ligne basse d’un rivage », promesse de clarté, au cœur même des « ombres » et de la « nuit ». Les Planches courbes (Source de la citation) Cherchez Yves Bonnefoy sur Amazon et Wikipédia. Le discours du géant est en accord avec ses gestes. Les éléments se déchaînent, « vents » et « feux » sur les pages ; images et syntaxe se désorganisent, réduites bientôt à néant. Et l’invitation à la réhabilitation de Cérès ne cache-t-elle pas la quête douloureuse du poète : « Beauté et vérité » ? Spectateurs passifs, « nous regardons… toute une eau noire ». Lâenfant demande à lâhomme dâêtre son père, mais il refuse. C’est la première fois que dans le recueil de La Maison natale, les médiatrices convoquées par le rêve parlent. Rencontre suivie de la demande de Cérès à qui il est offert de quoi se désaltérer. La mort/La poésie Le mystère de cette scène est encore amplifié par le rapport que les deux femmes ont avec l’enfant. LA MAISON NATALE Le poème V reprend, en écho et en l’élargissant, ce qui s’ébauche dans le IV. Indifférenciés d’abord, les « deux grands êtres » se précisent. Alors, silencieuse, invisible, la poésie met en place un espace-temps où ancrer les images. 4. Répété trois fois sur cinq vers, l’adjectif « réel » est mis en relief à l’intérieur d’un long parallélisme où il apparaît deux fois accompagné de l’adjectif « seul ». Le rêve est une seconde vie, « une vie dans la vie ». Une fois restaurée la « beauté ultime des étoiles sans signifiance, sans mouvement », les acteurs essentiels du rêve peuvent surgir. Elles s’organisent autour d’une image centrale : Dans l’enthousiasme qui le porte, il se lance dans l’action, rythmée par les allitérations en « r ». » Puisqu’il reprend la parole en disant : « Souvent on n’a pas eu de père, c’est vrai ». La recherche du « hangar » se fait dans l’urgence. Les deux dernières strophes marquent la dernière étape de ce recueil. « Réelle …la voix », « Réel, seul, le frémissement de la main… », « réelles, seules, ces barrières qu’on pousse dans la pénombre… ». L’exaltation de l’enfant explose dans la seconde strophe en même temps que le jour. Au moment où s’ouvre le recueil de La Maison natale, le poète se trouve sur cette lisière spatio-temporelle indécise, indéfinissable, cet entre-deux qui suit le rêve et précède immédiatement la phase de l’éveil. 6. • Les différents recueils ont-ils le même statut ? Rien n’est moins sûr que l’issue de ce conte. ». Le seul monde qui lui soit connu et familier, c’est le monde des morts. *** Book Is In French! « Il pleuvait… dans toutes les salles ». Accueil À l’inverse du « pêcher qui ne grandit pas ». Le « bois » ramassé par l’enfant est lourd d’un passé qui n’est plus. De l’autre côté du « voile d’eau » Dans le premier épisode, le fils observe son père de la fenêtre « entrouverte ». Plus loin, page 87, le narrateur confie : » Celle de la difficulté du passeur qui « peine à la pousser en avant ». La troisième visite à la maison natale semble se solder, elle aussi, par un cruel échec. Les « grandes voiles » rassembleuses mêlent à leurs « claquements » et à leur « silence » « le bruit, d’eau sur les pierres, de nos voix ». L’enfant, même s’il ne peut pénétrer la vie de son père, en saisir le sens, en a perçu tout le désastre. Pourtant cette solitude et cet éloignement exacerbent son regard, tout aussi incisif que dans le poème précédent. Diverses figures apparaissent alors, dont celle, essentielle, de Cérès. Soumise à son tour aux lois de la dispersion, la grande figure mythique d’Isis, déesse égyptienne de la résurrection, se trouve privée de pouvoir. Gestes d’affection, de protection, de consolidation d’un lien charnel: « Il a repris dans sa main la petite jambe ». L’approche de la mort se fait sentir à travers le réseau d’images que draine le « navire ». « Les grandes voiles » rassembleuses Le mot « planches » évoque la matérialité d’« une pièce de bois plane, plus longue que large » (Robert de la Langue française). Désarroi intense face à la résistance du passeur, désir mimétique de le suivre dans son domaine, de s’assimiler totalement à lui. Appel à la compassion et à l’amour Incapable de lui dire la force de ses sentiments, il lui fait don de son désespoir. Le poète sait comment faire émerger le seul mot qui pour lui fait sens, le mot « poésie ». La troisième offrande Une tempête sème le désordre sur des vers qui s’allongent et s’enflent eux aussi, comme les « mots ». Le petit lézard étoilé file s’abriter sous les pierres, sous le regard effaré de sa mère. D’un rivage à l’autre de la vie, entre sommeil et éveil, se glisse la poésie. De l’eau glissait/Silencieusement sur le sol noir. Le poète a beau tenter de déchiffrer les messages que la barque lui envoie, le sommeil est indifférent à ses efforts. Les différentes problématiques développées ici par Yves Bonnefoy se rattachent à la post-modernité. Une force vitale et émotionnelle indemne. Je m’éveillai, » Entre les deux espaces se trouve l’« aube », propice à l’observation de « l’avènement du monde ». 2. Vers 1580, le mot prend le sens d’« artifice » et désigne ce qui sert à attirer, à tromper. Prendre le risque 10. 2. Le peintre s’est inspiré des Métamorphoses d’Ovide (43 av. Elle est ⦠Adam Elsheimer choisit de peindre le moment où Cérès, épuisée de fatigue et de soif, se désaltère « avidement » à la cruche qui lui a été tendue. » » Associée à l’image de la barque, la métaphore de l’étoile est signe de vérité première, de commencement. Tout aussi « impénétrable… que la fraîcheur de ce matin-là du monde ». Ici cette incapacité touche à ce qu’il a de plus profond en lui. ***Assez bon état (très petite ride en biseau de quatrième de couverture, attention à la nature du brochage) Des arbres en mouvement, pareils aux arbres de la forêt de Birnam, « se pressaient de toutes parts autour de notre porte ». Consacré aux souvenirs, le rêve se prolonge. Revenir en arrière est impossible. Le salut par la poésie 5. Ainsi la strophe six se ferme-t-elle sur une énigme, celle des mains qui peut-être « se tendent … pour prendre la corde que nous jetons, de notre nuit. Cet épisode du passage se clôt sur un éventail de sensations auditives et visuelles : « le bruit de l’eau s’élargit sous les reflets, dans les ombres ». DANS LE LEURRE DES MOTS Celui-ci est accueilli « dans ses vastes mains » et placé « sur ses épaules ». Le poète reprend à son compte, pour le faire sien, le mythe du « passeur des morts », chargé de conduire les âmes jusqu’à leur dernière demeure. Les souvenirs sont là, qui contraignent à l’errance de la mémoire. Cendre, comme si les collines cachaient un feu Cette identité de situation est suivie d’une opposition: l’itinérance du poème VI est remplacée ici par la confirmation du lieu: « c’est bien la maison natale. La longue parenthèse se clôt sur quatre vers séparés du corps du texte par un blanc. C’est aussi dans cet épisode que se trouve la première longue parenthèse de ce recueil, qui enserre la scène du jeu de cartes. Clos sur « nos » certitudes, fermés au langage de l’inconscient, « notre avancée dans le sommeil » reste infructueuse car « nous sommes des navires lourds de nous-mêmes… ». Ici, la « pierre », cette image « simple », prend tout son sens. À la question de l’enfant « veux-tu être mon père ? La première partie du spectacle est marquée par la confusion. Soumise à la fureur des éléments, elle est la proie de la vague et du vent, du « feu qui ailleurs consumait un univers ». La dérision de Cérès Cette question implique que l’explication proposée par le géant a fait son chemin dans l’esprit de l’enfant et que l’enfant a investi le bon géant de toute sa confiance filiale. L’enfant, lui, se désigne d’abord par le pronom personnel « Je », puis il prend ses distances, exclu de la scène qu’il découvre. Il suffit de ce passage pour qu’advienne l’univers familier de l’enfant, avec sa « table mise » et son buffet. Cet événement laisse le récit en suspens, l’abandonnant à son mystère. « Aller au-delà », ou « par-delà », n’est-ce pas accepter de dépasser ses peurs, accepter la traversée des « souvenirs », « beauté » et « mensonge », « affres » ou « bonheur » ? Si la « sans-visage » est Eurydice, l’enfant ne pourrait-il pas être Orphée, qui tente désespérément de racheter son erreur en voulant aider la « sans-visage » à passer de l’autre côté de la porte ? « Et le rossignol chante encore une fois »… « Il a chanté quand s’endormait Ulysse. Aux temps violents des origines. La première partie du rêve (IV) semble un prolongement de La Maison natale II. Le géant, lui, ne connaît pas cette stabilité ; il est un nomade du fleuve et sa maison ce sont « les joncs de la rive ». Le langage de l’amour est un langage difficile, obscur, impénétrable, imparfait. La naissance de l’enfant au langage et à l’autre, sa présence au monde, sont rendues difficiles par le silence qui sépare ses parents. Cherchez Les Planches courbes sur Amazon et Wikipédia. Synonymes : appât, appeau. Celui-ci contient sept parties : La Pluie d'été, La Voix lointaine, Dans le leurre des mots, La Maison natale, Les Planches courbes, L'Encore aveugle et Jeter des pierres. Imprimant à la figure paternelle toute sa force iconique douloureuse. 2. Le poète énumère les images porteuses de sens, « l’ancre », « le bois », « l’étincelle », « la première parole », « le premier feu ». La poésie est la seule réponse ontologique possible. Les sons arrivent comme assourdis par des assonances en « b » ou des affleurements en « v » et « f » : « Au-dessus d’un bruit encore invisible, avec parfois/Le bien furtif du chardon bleu des sables ».